Exploitation, viols, abus, esclavage moderne : Le calvaire du “confiage” raconté par celles et ceux qui l’ont vécu

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Le « confiage », une pratique qui consiste à confier la garde d’un enfant à un tiers, est très répandu au Togo comme dans la plupart des pays d’Afrique. Si cette pratique a longtemps été considérée comme une solution aux difficultés économiques ou matérielles des familles, elle est aujourd’hui source de beaucoup de problèmes. En effet, de nombreux cas d’abus, de maltraitance et de négligence, sont signalés, mettant en évidence les inconvénients de cette pratique. Dans le cadre de ce dossier, nous enquêtons sur les risques liés au « confiage » des enfants en Afrique de l’Ouest, plus précisément au Togo et les conséquences néfastes sur leur développement et leur bien-être.

Quelques chiffres en Afrique de l’Ouest

Le phénomène est beaucoup plus prégnant en Afrique de l’Ouest, selon plusieurs études.

Au Sénégal par exemple, plus de 35 % des enfants sont confiés à des familles. Au Mali et au Burkina Faso, le taux d’enfants confiés est de 18 %. Il se situe entre 30 % et 35 % en Guinée Conakry, entre 23 % et 30 % en Côte d’Ivoire. Il est de 22 % pour la Mauritanie, le Niger, le Bénin, et le Togo. (Fadilou Di Ba 2021).

Généralement, les familles d’accueil attendent des enfants confiés, l’exécution d’un certain nombre de tâches domestiques (faire la vaisselle, blanchir les vêtements, transporter de l’eau, aider à la cuisine, effectuer des multiples courses), voire contribuer à des activités génératrices de revenus.

Considérées comme une sorte de contrepartie à l’entretien de l’enfant, ces tâches peuvent vite évoluer vers le phénomène d’exploitation humaine.

Dans un autre sens, le « confiage » est considéré comme des pratiques sociales qui se rapportent au système d’entraide familiale. Il permet de répondre à un besoin du ménage d’accueil, soulage la famille d’origine (stratégie du « délestage ») et/ou répond aux besoins de l’enfant en matière de scolarisation (Deshusses 2005).

« Mes parents m’ont confié à ma tante, la petite sœur de ma mère à l’âge de 10 ans parce qu’ils n’avaient pas les moyens pour que je poursuive mes études. J’ai vécu chez elle jusqu’à avoir mon BAC II. Même en étant un garçon, je m’occupais de ses enfants lorsqu’elle allait au boulot et je faisais toutes les tâches ménagères. Elle n’était pas du tout méchante. Elle m’a élevé comme son propre enfant. Donc, moi, j’ai beaucoup appris chez elle », témoigne Samuel Adinè, étudiant à l’Université de Lomé, interrogé sur la question.

Si le chemin a été un fleuve tranquille et sans épines pour le jeune Samuel, tous les enfants confiés n’ont pas cette chance. Ce n’est pas le cas pour certaines jeunes filles.

Les dérives du confiage

Certaines familles rurales, en confiant leurs progénitures à des membres plus aisés de leurs familles ou proches, sollicitent indirectement une aide pour la scolarisation ou l’entretien et l’éducation de leurs enfants. Mais beaucoup de parents ignorent le traitement que subissent ces enfants une fois loin de leur surveillance. D’autres, par contre, sont bien conscients des risques, mais acceptent de prendre le pari pour l’avenir de leurs enfants.

C’est le cas de M. Bernard, rencontré au quartier Adidogomé à Lomé à dos de son Zémidjan (taxi-moto). Bernard était encore cultivateur dans sa ville de Kpalimé, lorsqu’il décida de confier en 2003, deux de ses quatre (4) filles à des proches-parents à Lomé.

L’aînée, 17 ans, a été confiée à une commerçante qui venait dans leur localité faire ses courses et acheter de la marchandise. La cadette âgée de 12 ans était en classe de CM1. Elle a été confiée à une autre dame (inconnue) sur recommandation de la commerçante.

« Mes deux filles sont venues à Lomé en 2003. C’est vrai que la dame qui est venue les chercher, n’était pas un membre de ma famille, mais on se connaissait bien avec le temps. Pendant plus de sept (7) ans, c’est dans ma maison qu’elle stockait ses marchandises lorsqu’elle vient au village pour ses achats et deux ou trois jours après, un véhicule venait les ramasser pour Lomé. Lorsqu’elle m’a proposé que ma fille vienne rester chez elle afin qu’elle puisse l’aider, je n’ai pas trouvé d’inconvénient puisqu’il n’y rien au village, elle ne faisait rien à part aller au champ avec nous. Elle a décidé de nous verser un peu d’argent à la fin de chaque mois. Et c’est 3 000 FCFA, puisqu’elle avait promis de s’occuper d’elle en la mettant en apprentissage six (6) mois après son arrivée. Par contre, je ne connaissais pas la dame à qui ma deuxième fille avait été confiée. Mais elle m’a rassuré que ma fille devrait continuer ses études et qu’elle devait juste rester avec la dame (son amie) dans le but de tenir compagnie à sa petite fille de 1 an. Je savais que la vie ne serait pas facile pour elles. Mais je n’avais pas le choix face à la pauvreté », a-t-il confié à l’agence de presse AfreePress.

En réalité, une fois à Lomé, les deux filles ont été exploitées économiquement pendant plus de quatre (4) années avec de fausses promesses.

« C’est l’ainée qui est revenue au village quatre ans plus tard pour nous informer que sa patronne ne l’a jamais mise en apprentissage. Alors qu’elle avait cessé de nous verser les 3 000 F CFA, quatre mois après le départ de ma fille. Elle nous avait dit qu’elle réunit cet argent pour son apprentissage. De même, j’ai fini par apprendre que ma seconde fille aussi n’avait pas été scolarisée. Elle a plutôt été transformée en revendeuse ambulante de charbon de bois à son âge. Ce sont des choses qui m’ont poussé à venir à Lomé avec toute ma famille afin de m’occuper de mes enfants. Je fais du Zémidjan pour les nourrir », a confié ce père de famille au bord des larmes.

Le confiage ou la trahison entre famille

Samedi 18 mars 2023, la rédaction de l’Agence de presse AfreePress rencontrait une serveuse dans un bar de la place. L’histoire d’Adjovi (nom d’emprunt) a commencé au cours de la période des vacances de l’année 2008 à Kantè (450 km au nord de Lomé, dans la région de la Kara). Elle n’avait que 13 ans.

« J’étais avec ma mère à Kanté lorsque ma tante paternelle est revenue de Lomé. C’était pendant les vacances de 2008 et je venais d’avoir mon CEPD. Elle a dit à ma mère qu’elle allait m’amener avec elle pour que je continue les études à Lomé. Personnellement, c’était mon rêve de venir à Lomé. J’entendais les gens dire que là-bas est très jolie. J’ai accepté et c’est moi-même qui ai convaincu ma mère puisque j’étais sa seule fille. Une fois à Lomé, elle m’a inscrite à l’école. À la maison, c’est moi qui faisais tout. Tous les travaux domestiques alors qu’elle, avec deux garçons de 11 et 16 ans. Un jour, il n’y avait personne à la maison. Le garçon de 16 ans était dans le WC et il m’a demandé de lui amener de l’eau, pour qu’il se douche. Je suis allée au puits de la maison et j’ai puisé de l’eau. La douche étant séparée du WC, j’ai ouvert la porte de la douche et au moment de déposer le sceau, il est rentré dans la douche et a tenté de me violer. Il m’a jeté au sol de la douche. J’avais de la force et je me suis débattue. Je l’ai griffé au visage et il m’a laissé. Le soir, j’ai rapporté à ma tante de ce que son fils m’a fait. Mais elle ne m’a pas cru. Le garçon a déclaré qu’on s’est plutôt bagarré à cause de la nourriture. Mais, un peu de temps après, en ce temps, j’étais en classe de 5e, il a encore essayé. Ce jour-là, c’était un mercredi. De retour de l’école, j’ai préparé à manger. Après, je me suis allongée au salon parce que c’est là où je dors (les enfants ont leur propre chambre.). Dans mon sommeil, j’ai senti qu’on me déshabillait. Quand je me suis réveillée, ils étaient deux. Le même garçon qui avait tenté de me violer, et un de ses amis. Je ne sais pas comment ils se sont arrangés, mais le plus jeune n’était pas à la maison. Son ami me tenait les deux mains pendant que lui, me pénétrait », a déclaré la jeune fille les larmes aux yeux.

Depuis, ce jour, la vie de cette jeune fille va basculer dans l’horreur. Un mois après son viol, elle sera envoyée dans une banlieue de Cotonou (Bénin) chez une personne totalement inconnue, de nationalité béninoise. C’est dans cette ville qu’elle vivra un véritable enfer. Pendant cinq (5) ans, elle a été exploitée économiquement, mais aussi abusée sexuellement à maintes reprises.

« Quand ma tante et son mari étaient de retour (ma tante est commerçante au grand marché), je lui ai présenté les preuves de ce que son fils et son ami m’ont encore fait. J’étais vierge donc il y avait du sang qui a taché ma robe et le pagne que j’avais étalé sur la natte. Cette fois-ci, elle et son mari m’ont cru. Mais son mari a décidé que je quitte la maison. Un mois plus tard, elle m’a amenée au grand marché et m’a confiée à une dame. Elle m’avait dit que la dame en question allait m’amener au village chez ma mère. Mais c’est au lendemain que j’ai compris que je me suis retrouvée au Bénin dans une communauté qui ne parle même pas ma langue. Je ne comprenais rien. La dame aussi m’a confiée à une autre dame qui m’a amenée chez elle. Je l’aidais à tenir sa boutique, une très grande boutique de céréales. C’est elle-même qui allait chercher les marchandises donc, elle partait des fois pendant une ou deux semaines et quand elle part, son mari venait chez moi dans ma chambre pour abuser de moi. Il m’a dit que si s’ose en parler à sa femme, son vodou va me tuer. Je ne connaissais personne, donc j’ai gardé le silence. Il m’a même mise enceinte et m’a fait avorter », a témoigne, la voix encore tremblante, Mlle Adjovi.

La fin du cauchemar en 2015

« J’ai passé 5 ans là-bas et ma patronne ne m’a jamais payé un seul franc. Elle me disait que l’argent était envoyé chaque mois à ma tante. C’était une femme très méchante, à la moindre chose, elle me battait. Un jour, ma patronne se préparait pour aller en voyage. En rentrant au salon, j’ai vu son portefeuille (milégo en vernaculaire) sur la table et l’idée m’est venu de voler l’argent et de m’enfuir. J’avais très peur, donc j’ai pris juste 50 000 F CFA et j’ai pris la fuite sans même prendre mes bagages. Je me suis renseigné et on m’a montré là où je peux prendre le bus pour aller au Togo », a-t-elle fait savoir.

De retour à Lomé, Adjovi a perdu les traces de sa tante, puisque celle-ci et sa famille avaient entre-temps déménagé de Nyékonapoè, le quartier où la famille vivait.

Sans agent ni famille à Lomé, elle décide de travailler au grand marché comme femme portefaix.

« Je transportais les marchandises pour ceux qui viennent acheter des biens au marché. Et je dormais à l’abattoir. Il y avait d’autres jeunes filles et femmes. J’ai économisé un peu d’argent et je suis allée au village pour voir ma mère. Malheureusement, elle est décédée avant mon retour. Je suis donc revenue pour trouver un travail à Lomé », a-t-elle fait savoir.

Adjovi promet en tout cas de se venger avant la fin de ses jours sur terre. « Elle et sa famille finiront par me payer tout ce qu’elles m’ont fait », a-t-elle juré.

Pour Mme Edwige (nom d’emprunt), le confiage a failli détruire son couple n’eût été la vigilance et la loyauté de la jeune fille confiée.

« J’ai accueilli une jeune fille de 14 ans venue de mon village dans le but qu’elle m’aide avec les enfants en mon absence. Et le marché, c’est qu’elle devait rester chez nous pendant deux ou trois ans avant que je ne la mette en apprentissage. À un moment, vu la proximité que je lui ai accordée, elle ne confiait que pendant qu’on dormait la nuit, papa venait la déranger sur sa natte. Je croyais qu’elle mentait, donc je lui dis de crier la prochaine fois. Une nuit encore, c’est le cri de la petite qui m’a réveillée. Et effectivement, mon mari était en train d’essayer de coucher avec cette petite fille alors que nous vivons dans une même pièce. C’était ahurissant et je l’ai convoqué devant sa famille. J’ai dû renvoyer la petite au village tout en l’aidant un peu », a-t-elle confié.

Olivier Badjala, coordinateur du projet Promotion Égalité de Genre et Éducation sans Violence à Plan International Togo, est l’un des acteurs impliqués dans la lutte contre le phénomène.

« Les premières conséquences du confiage, ce sont les violences physiques. Une petite erreur de la part de l’enfant qui est confié et la patronne, ou bien le responsable, va commencer par le rouer de coups. Et au-delà de ces violences physiques, il y a les violences psychologiques. Parce que chaque fois sous la pression, sous les injures et les bastonnades, finalement, l’enfant finit par être traumatisé. Les violences d’ordre sexuel aussi peuvent arriver et on peut avoir des grossesses non désirées qui peuvent advenir », a-t-il indiqué dans une interview accordée à RFI.

Dans la plupart des cas évoqués dans ce dossier, on remarque que les enfants, surtout les jeunes filles confiées, sont exposées à des abus sexuels, à l’exploitation, à la maltraitance, à la négligence ou à d’autres formes de violences.

Pour faire face au travail des enfants « confiés », aux risques croissants d’exploitation, de trafic et d’abus, des mesures doivent être prises pour assurer la protection et le bien-être de ces enfants au Togo.

Signalons au passage qu’au Togo, le confiage n’est pas reconnu par la loi. Seul le placement d’enfant dans les familles d’accueil en vue de leur adoption est accepté et légalement pratiqué. Les enfants qui peuvent faire l’objet de placement sont ceux se trouvant en situation difficile, selon le Code de l’enfant.

Les placements illégaux ou les confiages ayant conduit à l’exploitation, la maltraitance, la négligence ou à d’autres formes de violence sont punis par la loi. Le code pénal prévoit une peine d’emprisonnement de deux (02) à cinq (05) ans et une amende allant d’un million (1 000 000) à cinq millions (5 000 000) de francs CFA, ou l’une de ces deux peines, pour les auteurs et complices de traite d’enfants, quel que soit le lieu de départ ou de destination de ces enfants. Cette peine peut varier en fonction des circonstances. De plus, quiconque livre un enfant à la vente est puni d’une peine de cinq (5) à dix (10) ans de réclusion et d’une amende allant de cinq millions (5 000 000) à dix millions (10 000 000) de francs CFA.

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